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L’imposture de l’innocence : pourquoi « je n’ai rien à cacher » est une capitulation démocratique

Le mantra « rien à cacher » légitime une surveillance intrusive et biaisée. Nos données, même innocentes, peuvent discriminer, contrôler, manipuler. Défendre la vie privée, c’est préserver liberté, dignité et résistance démocratique face aux dérives technologiques.
Carte blanche -
Par Philippe Hensmans, ancien directeur d’Amnesty International Belgique francophone*
Temps de lecture: 5 min

Chaque fois qu’une nouvelle loi élargit les prérogatives de fichage, chaque fois qu’une entreprise technologique s’octroie le droit de tracer nos moindres clics, le même refrain ressurgit pour étouffer le débat : « Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». Ce mantra, martelé par les gouvernements eux-mêmes, est devenu l’argument massue de ceux qui préfèrent le confort de l’insouciance à la vigilance citoyenne.

Pourtant, cette phrase apparemment inoffensive constitue l’une des plus redoutables impostures intellectuelles de notre temps. La question n’a jamais été notre culpabilité ou notre innocence. La question est celle de la légitimité d’un pouvoir – étatique ou privé – à s’immiscer dans nos vies sans justification, sans limite et sans contrôle.

Le piège sémantique : quand vie privée rime avec honte

En affirmant : « Je n’ai rien à cacher », on accepte implicitement une définition tronquée de la vie privée, réduite à un espace opaque destiné à dissimuler des secrets honteux. Cette vision insulte 77 ans de construction juridique internationale.

Le droit international des droits humains signifie clairement que toute ingérence, même au nom de la sécurité, doit respecter trois mesures : légalité, nécessité, proportionnalité. Nos informations ne sont pas de simples bits numériques, mais le prolongement même de notre personne.

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Pourquoi avons-nous des rideaux à nos fenêtres ? Pourquoi fermons-nous la porte des toilettes ? Nous exerçons simplement notre droit élémentaire à l’intimité, cette condition sine qua non de la dignité humaine. Perdre le contrôle de nos informations personnelles, c’est perdre le contrôle de qui nous sommes et de qui nous pouvons devenir. Préserver sa vie privée, c’est avant tout un acte de protection collective qui englobe nos proches comme les inconnus rencontrés au détour de notre quotidien.

Le juriste Daniel Solove a démontré que l’argument « rien à cacher » n’a recours qu’à un seul type de préjudice : la découverte d’une activité illégale. Mais la réalité est infiniment plus complexe. L’agrégation de données « innocentes » – vos achats, vos trajets, vos recherches internet – peut servir à vous discriminer pour une assurance, vous refuser un emploi, vous placer sur une liste de surveillance. Vous n’aviez rien à cacher. Le système a créé quelque chose à vous reprocher.

La technologie qui fabrique des coupables

Si la Belgique a pour l’instant résisté à la tentation de déployer la reconnaissance faciale dans l’espace public, la menace demeure réelle. Et l’expérience internationale démontre les dangers de ces technologies.

La reconnaissance faciale n’est pas une science exacte, mais un calcul probabiliste sujet à l’erreur. Les faux positifs – ces moments où un algorithme désigne à tort un innocent comme suspect – sont des défauts de conception inhérents. Robert Williams et Portia Woodruff, aux Etats-Unis, ont été arrêtés à tort, victimes d’identifications erronées. Voilà la promesse tenue de l’argument « rien à cacher » : l’innocent devient soudainement coupable par décret algorithmique.

Pire encore : ces technologies sont structurellement biaisées. L’étude Gender Shades du MIT a révélé que le taux d’erreur pour identifier le genre des femmes à peau foncée atteignait 34,7 %, contre 0,8 % pour les hommes à peau claire : 43 fois plus d’erreurs. Le National Institute of Standards and Technology américain a confirmé que la plupart des algorithmes présentaient des taux de faux positifs beaucoup plus élevés pour les visages asiatiques et afro-américains.

L’argument « rien à cacher » se révèle alors pour ce qu’il est vraiment : un argument de privilégié. Il est prononcé avec assurance par ceux appartenant aux groupes démographiques dominants. Pour les minorités, la technologie de surveillance crée le danger, indépendamment de toute culpabilité réelle.

C’est aussi pour cela qu’il faut s’opposer fermement à l’introduction de la reconnaissance faciale, car demain, qui surveillera ? Accepter ces technologies aujourd’hui, face à la montée de régimes autoritaires, reviendrait à leur offrir sur un plateau les outils de leur future répression.

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De façon plus générale, les préjudices les plus profonds de la surveillance de masse ne sont pas individuels. Ils sont collectifs, démocratiques. La surveillance généralisée produit un « chilling effect », un effet dissuasif : l’autocensure préventive. Sachant qu’ils peuvent être observés et fichés, les citoyens modifient leur comportement. Ils évitent de chercher des informations « sensibles ».

Et ne nous leurrons pas : cette surveillance ne sert pas qu’à la sécurité étatique. Le capitalisme de surveillance fait de nos données comportementales la matière première d’un nouveau modèle économique. L’objectif est de nous prédire, nous influencer, nous modifier. Cambridge Analytica a démontré comment des données « innocentes » de millions d’utilisateurs pouvaient être transformées en arme pour manipuler des élections.

Le choix qui nous reste

La question n’est pas : « avez-vous quelque chose à cacher ? ». Cette question est un piège. La vraie question est : « dans quel type de société voulons-nous vivre ? » Voulons-nous une société où chaque action est enregistrée, analysée, scorée ? Où notre innocence doit être prouvée en permanence ? Où la dissidence pacifique devient un risque ?

Protéger la vie privée n’est pas un acte égoïste de dissimulation. C’est un acte de résistance démocratique. C’est préserver l’espace où la démocratie respire : celui de la pensée libre, de la dissidence, de l’imprévisibilité humaine. Les infrastructures de surveillance que nous acceptons aujourd’hui seront les outils de répression de demain.

La vigilance doit rester totale face aux multiples formes de surveillance qui menacent nos libertés. Dans une société de surveillance totale, personne n’est innocent. Tout le monde a quelque chose à craindre. C’est pour cela que tout le monde devrait avoir quelque chose à cacher : sa liberté.

*Philippe Hensmans est également l’auteur de « “Je n’ai rien à cacher” : anatomie d’un renoncement aux droits».

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2 Commentaires

  • Posté par Raymond Moriaux, mercredi 19 novembre 2025, 8:49

    Exact. Et on oublie trop souvent qu'avant d'être un droit, la liberté est un devoir.

  • Posté par Marc Dupont, jeudi 20 novembre 2025, 8:50

    "la liberté s'arrête là où commence celle des autres". Invoquer son droit à la liberté pour entraver celle des autres n'est plus un droit. Utiliser les moyens technologiques à notre disposition pour lutter contre la criminalité et préserver notre liberté individuelle est un acte démocratique.