Le Mali, le Burkina Faso et le Niger rompent leurs relations diplomatiques avec l'Ukraine
Publié à l'origine sur Global Voices en Français
Cet article est repris sur Global Voices dans le cadre d'un partenariat avec le média Bénin Intelligent. L'article original est écrit par Arnauld Kassouin et Moucharaf Soumanou, et est à retrouver sur le site www.beninintelligent.com.
L’implication avérée de l’Ukraine, aux côtés de groupes séparatistes touaregs dans une attaque au Mali du 25 au 27 juillet contre l’Africa Corps, groupe paramilitaire russe (ex-Wagner) allié aux Forces armées maliennes (FAMa) marque le moment où deux guerres éloignées finissent par se rejoindre dans la zone sahélienne.
L'attaque qui s'est déroulée à Tinzawaten, dans la région de Kidal au nord-ouest du pays à la frontière avec l'Algérie, a coûté la vie à 47 soldats maliens et à 84 soldats russes, selon un communiqué rendu public le 1er août par le Cadre stratégique pour la défense du peuple de l'Azawad (CSP-DPA), une coalition de mouvements politiques et militaires touaregs du nord du Mali, qui mène une guerre contre l’État malien depuis 2013 pour l'indépendance du territoire de l'Azawad.
Mais cette attaque est aussi une transposition des conséquences de l'invasion russe de l'Ukraine de février 2022 bien au-delà des frontières européennes. En effet, l'avantage pris par le CSP-DPA en juillet est lié à une intervention de l’Ukraine. Le 29 juillet, Andriy Yusov, porte-parole de l’Agence ukrainienne de renseignement (GUR), confirme que son service serait « en relation avec les rebelles indépendantistes du nord du Mali ».
A ce propos, Mohamed Elmaouloud Ramadane, porte-parole du CSP-DPA éclaircit sans ambages au micro de Radio France Internationale (RFI):
Bien sûr, nous avons des contacts avec les Ukrainiens, avec tout le monde, et particulièrement avec ceux qui subissent la terreur de Wagner.
Selon le quotidien français Libération, Andriy Yusov confirme dans une émission de télévision ukrainienne que:
Les combattants du CSP-DPA ont reçu des informations nécessaires qui leur ont permis de mener une opération militaire réussie contre les criminels de guerre russes.
Selon Oleg Nesterenko, un expert russe cité dans un article de Maliweb :
C’est une opération qui s’inscrit dans le cadre du projet secret de la Direction des renseignements de l’Ukraine.
Yurii Pyvovarov, ambassadeur de l'Ukraine au Sénégal, commente la vidéo de Yusov en ces termes:
Le travail se poursuivra. Il y aura certainement d’autres résultats. La punition des crimes de guerre et du terrorisme est inévitable. C’est un axiome.
Ce soutien ouvert de l’Ukraine aux rebelles du CSP-DPA peut-il être considéré comme le début d’une guerre par procuration qui lierait l'est de l'Ukraine, le Donbass au Sahel ?
Selon, Bakary Sambe, directeur régional de Timbuktu Institute, un centre de recherche africain pour la paix, joint au téléphone par la BBC:
D’après les derniers événements au Mali, ce n’est plus une guerre par procuration, mais plutôt une véritable guerre froide dont le nouveau terrain de jeu se déroule dans la région sahélienne.
Les propos de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, semblent confirmer les dires de Bakary Sambe. Une semaine après l’événement du 27 juillet, Zakharova accuse l’Ukraine d’ouvrir un deuxième front en Afrique. Citée dans une publication de la Radio Télévision Suisse (RTS), elle dit:
Incapable de vaincre la Russie sur le champ de bataille, le régime criminel de Zelensky a décidé d’ouvrir un deuxième front en Afrique. Le gouvernement ukrainien soutient des groupes terroristes dans des États du continent favorables à Moscou.
Dans une tribune publiée sur Wathi, un think tank citoyen basé à Dakar, Bah Traoré Legrand, chercheur en désinformation, expose que:
Le Mali est devenu un théâtre d’affrontements indirects entre la Russie et l’Ukraine, et ce, à cause de la dynamique de la géopolitique internationale actuelle.
Selon Irina Filatova, historienne russe basée en Afrique du Sud, l’implication des Ukrainiens suit une logique précise, comme elle l'explique sur la chaîne allemande de Deutsche Welle:
Ils (Ukrainiens) doivent montrer aux pays africains que les Russes ne sont pas tout-puissants, qu’ils peuvent aussi perdre.
L’analyste Paul Melly, chercheur à Chatham House, un institut de réflexion basé à Londres, cité dans un article de BBC Afrique dit:
Les allusions de Kiev à une implication directe confirment jusqu’où elle est prête à aller pour mener sa riposte contre le président russe.
En effet, la stratégie prônée par Kiev en Afrique a pour but de débarrasser cette dernière de « l’emprise russe ». Dmytro Kouleba, ministre des Affaires étrangères ukrainien explique à Africanews:
Nous ne voulons pas être une autre Russie. Notre stratégie n'est pas de remplacer la Russie, mais de libérer l'Afrique de l'emprise russe.
L'intervention de l'Ukraine auprès des rebelles du CSP-DPA n'est pas sans conséquences: une rupture des relations diplomatiques avec l'Ukraine pour le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Très déterminés à faire entendre leur voix, les trois pays ont décidé de porter l’affaire devant le Conseil de sécurité des Nations unies.
Par la note numéro 24-003-AES, les trois pays « dénoncent et condamnent fermement le soutien ouvert et assumé du gouvernement de la République d’Ukraine au terrorisme international, en particulier au Sahel ».
Paul Melly ajoute:
Il s’agit là d’un nouveau cas où des puissances extérieures exploitent le continent comme un terrain de jeu sanglant pour leurs propres rivalités.
Yassine Fall, ministre de l’Intégration africaine et des affaires étrangères du Sénégal n’a pas hésité de son côté à rappeler Yurii Pyvarovov au lendemain de sa publication. Un communiqué repris par le site Anadolu stipule:
Concernant l’ambassadeur d’Ukraine à Dakar qui a été convoqué, il lui a été rappelé les obligations de discrétion, de retenue et de non-ingérence qui doivent accompagner la gravité et la solennité de sa mission.
De même la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) a exprimé « sa ferme désapprobation et sa ferme condamnation de toute ingérence étrangère dans la région » à travers un communiqué rendu public le 5 août 2024.
La Libye a connu un scenario similaire en 2011 quand une guerre civile opposant les forces loyales au colonel Mouammar Kadhafi à celles des rebelles opposés dans la révolution libyenne de mars à octobre 2011, a donné suite à une intervention militaire internationale regroupant près de vingt pays.
La situation actuelle du Mali, notamment à Kidal, rappelle cette situation, comme l'indique Amidou Tidjani, enseignant-chercheur malien à l’Université Paris-13:
Nous sommes désormais dans un conflit d’État à État à travers des acteurs indirects qui sont groupes armés terroristes.
Mieux, Fakoro Traoré auteur de l'article Tinzawaten ou la guerre par procuration publié sur le média malien Bamada pense que :
Ce qui s’est passé à Tizawaten est guerre de recolonisation. Il est la suite logique de la guerre contre Kadhafi.
La libyanisation, caractérisée par un effondrement de l’autorité étatique et une prolifération des groupes armés, est donc un risque réel. La récente implication de l’Ukraine, soutenant des rebelles maliens, pourrait exacerber cette instabilité en alimentant les conflits internes. Cette dynamique pourrait inciter d’autres acteurs régionaux ou internationaux à intervenir dans la région sahélienne, augmentant de ce fait le risque de fragmentation de l’ensemble des pays du Sahel.
Wassim Nasr, journaliste et spécialiste des mouvements djihadistes sur le média Le Grand Continent indique que:
La région du Sahel s’inscrit aussi bien que le Soudan dans la stratégie ukrainienne d’internationalisation de la lutte contre la Russie.
Dans une publication titrée “L’Ukraine : l’entraînement des groupes terroristes au Sahel, les mercenaires et l’incursion en Russie“, Oleg Nesterenko rapporte que « de telles frappes ukrainiennes contre le Mali ne pouvaient pas avoir lieu sans le soutien direct des pays de l’Otan ».